Que disent les textes ?
( source : CERAS – http://www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php?id=6976 ) 

Vatican II : La politique, une nécessité pour atteindre le « bien commun »

Pour Gaudium et spes (deuxième partie, chapitre IV (73-75), la légitimité de la « communauté politique » tient au fait que les « individus, familles, groupements divers » (ce qu’on appelle « la communauté civile ») ne sont pas en mesure d’atteindre efficacement le « bien commun ». Ils doivent donc conjuguer leurs forces dans une « communauté politique ». Une « autorité publique » est nécessaire comme arbitre (face à la diversité) et comme gestionnaire du bien commun (face à la complexité) ; mais à condition qu’elle protège les droits des personnes et s’exerce « dans les limites de l’ordre moral ».

Cette vision du politique, qui ne met pas en avant la régulation des conflits, suppose une sorte d’unanimisme spontané : tout le monde est supposé vouloir le « bien commun ». Le politique est nécessaire seulement pour coordonner (pour plus d’efficacité) et harmoniser (pour gérer la diversité des opinions) les efforts de tous. On voit que la question proprement politique du « pouvoir », y compris dans sa composante de coercition, n’est pas centrale. Il est significatif que le mot « autorité » soit souvent préféré à celui de « pouvoir », lequel n’apparait que dans l’expression « pouvoirs publics ».

Le texte de Gaudium et spes , dans sa brièveté, laisse donc de côté bien des aspects de la réalité politique :

  • du coté des « fins » du politique. La visée du « bien commun » est certes située au fondement, mais on sait que cette notion, si centrale soit-elle dans l’enseignement social de l’Église, reste assez floue dans ce qu’elle implique concrètement. Ce flou est souvent surmonté par une notion comme celle de « projet de société », dont il n’est fait ici nulle mention, pas plus que de celle d’idéologie.

  • du côté des « moyens ». Le texte semble ignorer tout ce qui, dans l’action politique, échappe au consensuel (arbitrer, gérer) pour toucher au coercitif. Rien notamment sur la violence, ni sur les problèmes que pose la définition wébérienne de l’État comme « revendiquant avec succès le monopole de la violence physique légitime » sur un territoire.

  • du côté des acteurs. Le Concile constate la diversité des opinions, et la juge légitime, mais il ne semble pas voir que cette diversité va en général jusqu’à un véritable antagonisme.

Plus positivement, il faut noter deux avancées notables :

  • un jugement très positif sur la démocratie (75, 1) et une condamnation ferme des formes totalitaires et dictatoriales de gouvernement, ainsi que des atteintes aux droits des minorités.

  • une clarification sur la question du pluralisme des chrétiens : « Fréquemment, c’est leur vision chrétienne des choses qui les inclinera (les laïcs) à telle ou telle solution, selon les circonstances. Mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S’il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun. » (Gaudium et spes , 43,3)

Octogesima adveniens1

Six ans plus tard, un texte assez différent. Pas sur le fondement du politique, qui reste la visée du « bien commun », mais par la prise en compte des débats de l’époque. Surtout Paul VI prend en compte la nécessité d’un « projet de société » pour orienter l’action politique, ce qui introduit une vive discussion des idéologies – marxiste et libérale (§ 26) – qu’il critique fermement.

Conformément à une ligne constante dans l’Enseignement social de l’Église depuis Rerum novarum , Paul VI met en lumière un argument de poids pour fonder la nécessité du politique : il lui revient de contrôler l’économique (§ 46). L’économique est certes important et légitime, mais, par lui-même, il ne vise pas le bien commun. Cette notion de « contrôle » est importante : le politique n’a pas à piloter l’économique, mais à le contrôler. Déplorant que les firmes multinationales échappent au contrôle des Etats, Paul VI appelle à un renforcement des organismes internationaux. Il s’inscrit ainsi dans la ligne de Jean XXIII : « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle » (Pacem in terris n° 137).

Ce texte s’achève par une très forte insistance sur la nécessité, pour les laïcs, de s’engager dans l’action : § 48-49. Le pluralisme des options est à nouveau évoqué.

Jean-Paul II : L’engagement politique, pour un chrétien, est un devoir

On connaît l’engagement de Jean Paul II sur bien des terrains politiques, à commencer par celui de la résistance non violente aux totalitarismes (cf. Centesimus annus III, 23), fondée sur le respect des droits de l’homme (dès sa première encycliqueRedemptor hominis) et sur celui de la paix (ferme opposition à la guerre américaine en Irak). Quant à la nécessité du politique, il l’aborde peu pour elle-même, mais indirectement chaque fois qu’il souligne la nécessité de maitriser les tendances qui, laissées à elles-mêmes, seraient porteuses de mort et déshumanisantes.

Je retiendrai donc seulement ici ce passage important de son exhortation apostolique, « Les laïcs fidèles du Christ », publiée après le Synode de 1987 sur les laïcs : « Pour une animation chrétienne de l’ordre temporel […, pour] servir la personne et la société, les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la politique, à savoir l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir le bien commun. Les Pères du Synode l’ont affirmé à plusieurs reprises : tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique […]. Les accusations d’arrivisme, d’idolâtrie du pouvoir, d’égoïsme et de corruption qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l’opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le scepticisme ni l’absentéisme des chrétiens pour la chose publique2. »

Il est donc souhaitable que des laïcs chrétiens, dans un esprit de service, militent dans des partis et visent à exercer le pouvoir. Mais l’engagement pour « la chose publique » peut prendre d’autres formes, puisque la définition ici donnée de la politique est très large.

Benoît XVI : L’objet de la politique est la justice

Importantes précisions, dans Deus caritas est(§ 26-29), sur le rapport Justice/Charité et sur les rôles respectifs de l’Église et de la politique.

Benoît XVI rappelle que Charité et justice ne s’opposent pas (« L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste ») mais souligne que la justice est la tâche propre du politique, et la charité celle de l’Église.

Une lecture rapide pourrait donner l’impression que le pape recule, par rapport à ses prédécesseurs, sur le devoir d’engagement politique des chrétiens. Surtout qu’il évite l’expression fameuse de Pie XI sur la « charité politique », préférant emprunter au catéchisme de l’Église le terme – moins paradoxal, mais non moins fort – de « charité sociale » (§ 29). En fait, Benoît XVI réaffirme clairement que « l’Église ne peut ni ne doit rester à l’écart dans la lutte pour la justice » (§ 28-a), une lutte dont il précise justement qu’elle relève du politique. Dans cette lutte, le chrétien rejoint tous les hommes de bonne volonté. Car, si la charité est vraiment le « propre » du message évangélique, elle pousse les chrétiens à s’engager dans une tâche qui ne leur est pas propre, une tâche qui relève de l’éthique et doit mobiliser tout homme, croyant ou non : faire la justice. Une formule résume cela très clairement : « La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique » (§ 28-a).

On peut alors se demander en quoi l’Église prend part à la « lutte pour la justice », puisqu’elle respecte « l’autonomie des réalités terrestres » et « refuse de se mettre à la place de l’État ». Pour Benoît XVI, l’Église apporte quatre contributions importantes :

– elle propose sa doctrine sociale, accessible à tous puisqu’elle argumente « à partir de la raison et du droit naturel » ; elle aide ainsi à définir l’objectif commun : « Le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun (…) sa part du bien commun » (§ 26).

– elle donne vigueur à une foi capable de « purifier la raison ». En effet, quand il s’agit de passer à l’action, la raison pratique est guettée par « l’aveuglement éthique », provoqué par la « tentation de l’intérêt et du pouvoir ». C’est alors que « politique et foi se rejoignent » : la foi, fondée dans une vraie rencontre avec le Dieu vivant, peut libérer la raison de ses aveuglements. Elle aide l’acteur politique à rester lucide sur ce qui, dans tout programme visant à réaliser la justice, pourrait cacher en fait la poursuite d’intérêts ou de puissance.

– elle protège aussi contre l’idéologie du « tout politique » : « L’expérience de l’immensité des besoins peut nous pousser vers l’idéologie qui prétend faire maintenant ce que Dieu, en gouvernant le monde, n’obtient pas, à ce qu’il semble : « la solution universelle de tous les problèmes » (§ 36)

– elle « forme les consciences » des laïcs chrétiens à qui incombe d’« agir pour un ordre juste dans la société …en coopérant avec les autres citoyens ». Elle ne leur dit pas ce qu’il faut faire ; mais réveille leurs « forces spirituelles » pour affronter les luttes et les renoncements, car ils devront toujours agir en fonction des véritables exigences de la justice, « même si cela est en opposition avec des situations d’intérêt personnel ».

Quelques citations rétrospectives sur le lien entre politique et charité

« Le domaine de la politique… est le champ de la plus vaste charité, la charité politique », dit Pie XI en 1927. Et aujourd’hui la Commission pontificale Justice et paix précise : « La pratique de la charité ne se réduit pas à l’aumône, mais implique l’attention à la dimension politique et sociale du problème de la pauvreté3. » Ou encore :

« L’œuvre de miséricorde grâce à laquelle on répond ici et maintenant à un besoin réel et urgent du prochain est indéniablement un acte de charité, mais l’engagement tendant à organiser et structurer la société de façon à ce que le prochain n’ait pas à se trouver dans la misère est un acte de charité tout aussi indispensable…4 »

L’assemblée des évêques de France, en 1972, reprend le même thème : « L’action politique a un fantastique enjeu : tendre vers une société dans laquelle chaque être humain reconnaîtrait, en n’importe quel autre être humain, son frère et le traiterait comme tel5 ».

Paul VI, l’année précédente, écrivait dans Octogesima adveniens : « La politique est une manière exigeante de vivre l’engagement chrétien au service des autres6 ».

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